Session #1 "Rythm and Blues" - [Aaron S. Tyler]

Il faisait froid. Trop froid pour cet homme natif du sud de la France. Il mit du temps à émerger. Il n’y avait qu’une chose qu’Abel appréciait en hiver c’était la neige. La blancheur immaculée de ce phénomène avait toujours su captiver le jeune homme jusqu’à le figer sur place le temps d’une chanson. Ce qui, chez cet hyperactif, était un fait exceptionnel. Mais les petits flocons ne semblaient pas vouloir montrer le bout de leur nez. Alors l’hiver d’L.A n’avait aucun charme. Il repoussa le moment de se lever et bougea pendant un instant sous les draps chauds avant de se résigner. Il aurait aussi pu s’habiller pour dormir mais Abel n’avait jamais pu se faire à l’idée de porter un pyjama. D'un geste fatidique, il glissa hors du lit et sortit de la chambre joliment décorée. Il fallait dire que pour le moment il vivait à l’hôtel puisqu’il n’était pas sensé rester longtemps dans le coin.
On lui avait proposé une suite très jolie et bien que cela restait une chambre d’hôtel, elle était très spacieuse, à la façon d’un bel appartement du coin. Il quitta donc la pièce et frissonnant malgré la chaleur ambiante de la suite, entra dans la salle d’eau. Un beau lustre illumina la pièce décorée dans les tons de bleu et de verre et lorsque l’eau chaude coula, les particules se condensèrent en une buée aux notes florales. Il enfila une chemise verte émeraude, un gilet et un jean noir, ainsi que des chaussures émeraude également. Il rassembla les papiers déversés en tas sur la table basse du coin salon et les enfouis dans son sac. Une autre journée chargée s’annonçait.

Abel quitta l’hôtel en trombe en finissant de mettre pull et manteau et retrouva avec plaisir sa moto hybride. Malgré le froid qui le tiraillait, il appréciait de se déplacer par ce mode. Une sensation qu’il ne délaisserait pour rien au monde. Le français passerait une bonne partie de la journée à l’hôpital et à la fin du jour il aurait une petite conférence sur le campus. Cela lui faisait vraiment bizarre de revenir ici. Et plus que tout à l’UCLA. Mais la chose n’était pas forcément déplaisante. Une montagne de souvenirs étaient revenues à lui, tandis qu’il revoyait ici et là au gré des évènements des anciennes connaissances, des amis perdus de vue et d’autres personnes qu’il n’aurait pas voulu revoir. Tout cela rendait Abel un peu confus, mais il n’avait pas vraiment eu le temps de prendre du recul là-dessus. Les journées qu’il passait le laissaient tellement naze le soir venu qu’il tombait de fatigue sans penser à rien. Il n’avait pas fait beaucoup de soirées depuis qu’il était revenu en ville, autres que celle des anciens élèves.
En arrivant dans le laboratoire qu’on avait mis à sa disposition il enleva son pull et son manteau et après les avoir déposés il quitta la pièce pour aller faire un tour dans le service pour saluer ses nouveaux collègues. L’ambiance hivernale rendait les gens moroses et ses blagues foireuses ne firent rien pour arranger tout ça. Il rengaina donc son flingue humoristique et se décida de commencer à travailler. La journée eu son lot de déboires et sa maladresse légendaire ne fit rien pour colmater les bourdes. Il devait être aux alentours de 16h –mais Abel n’avait pas la notion du temps – lorsqu’il avala son comprimé journalier. Au même instant on frappa à sa porte.

Quelques instants avant que l’on frappe à la porte

Abel regarda le comprimé durant un moment. Comme toujours. Ce minuscule cachet signifiait tellement pour lui. Un petit pas pour l’homme un grand pas pour l’humanité. C’est son père qui le mit au point. Un procédé qui prévenait et bloquait les effets de la maladie d’Abel. Une maladie orpheline. Un dérivé de la narcolepsie. Il le prenait depuis qu’il avait 8 ans. Et s’il était dans la recherche médicale et spécialisé dans les maladies orphelines il crut d’abord le devoir à son père. C’était à lui de reprendre le flambeau et de continuer les travaux de son paternel. Le fardeau qu’il avait alors porté était devenu le sien. Et puis en grandissant, Abel c’était aperçu que non, il n’avait pas choisi cette branche par obligation, par devoir de mémoire. Non c’était bel et bien une vocation. Altruisme dont il faisait preuve ne pouvait pas accepter que tant de gens continuent à souffrir à cause d’une maladie rare. Il avala la pilule, un sourire de fierté aux lèvres. En direction de son père.

On frappa à la porte.

Abel eut un léger sursaut. Plongé dans ses pensées il c’était déconnecté du monde. Comme il le lui arrivait trop souvent. On pouvait aisément dire que le français était vraiment tête en l’air, et ça malgré l’âge, ça n’avait pas changé. C’est pour cette raison qu’il lui arrivait aussi pas mal de bricoles. Des oublis de rendez-vous, de vols, et « où est-ce que j’ai foutu cette fiole ? », mais aussi « Pardon, j’ai un rendez-vous mais je ne sais plus le nom de la personne vous voyez … ? ». Le temps de se reconnecter et la personne qui avait frappé entra dans le laboratoire. Son expression fut d’abord figée. Il avait esquissé un geste pour se relever. Bloqué comme une toile de maître. Pétrifié comme une statue. Vous savez, cet instant précédant la tempête. L’œil du cyclone en somme. Sauf que là il n’y allait avoir aucun évènement catastrophique et sombre. Tout le contraire.

« Monsieur Fox ! » lança Aaron avec un grand sourire. Car il s’agissait bien d’Aaron Tyler. Un vieil ami. Le sourire d’Abel vint faire pâlir celui de son ami en s’agrandissant comme s’il n’avait aucune contrainte musculaire. L’homme était tellement content qu’il mit un moment avant de réagir. Mais la machine se mit très vite en marche. Trop vite. Aaron c’était approché de lui à grands pas et vint lui faire une accolade. Abel dans le même temps, avait de se redresser et de commencer à marcher vers lui. Le choc de l’impact les collèrent l’un à l’autre durant un court instant, le temps que la gravité et les lois de l’attraction reviennent à la normale. Ils souriaient bêtement comme deux enfants devant un énorme jouet. Abel était tellement content, tellement ravi de le revoir.

Pleins de choses et de sensations se bousculaient dans sa tête. Mais une seule perça le capharnaüm qui c’était installé dans son esprit. Un souvenir lui revint en mémoire.

Flashback
C’était le jour de son départ pour l’Australie. Il n’avait voulu voir personne. Et d’ailleurs personne n’était censé être au courant du jour et de l’heure de son départ. Enfin censé. Abel était quelqu’un d’empathique et ses amis étaient devenus tout pour lui. C’était un peu sa famille ici à L.A. Il n’aurait pas supporté de leur dire au revoir ne sachant pas s’il allait revenir un jour. A peine débarqué à l’aéroport , il sut qu’il y avait eu une fuite. Et la promesse faite que celui ou celle-là souffrirait le martyr quand il s’en occuperait. Oui Abel avait un petit côté sadique parfois. Il y avait Chloé, Brianna, Drake, Aaron et quelques autres personnes. Deux d’entre eux tenaient une banderole « tu nous manques déjà ! ». Abel était malgré tout ravi qu’ils aient su et les adieux furent partagés entre rires et larmes. Et Aaron comme à son habitude avait voulu marqué le coup..
Fin du flashback

Abel continuait de sourire mais cette fois-ci il c’était teinté de malice. Il se détacha presque à regret de son ami et lui fit face. Et sans prévenir le français lui prit la tête entre les mains lui roula une belle pelle ! Après ça il se détacha de lui et se mit à rire à gorge déployée devant la tête que faisait Aaron. Quand il se calma il put parler.

« Haha ! Ça c’est pour le baiser que tu as cru bon de me voler le jour de mon départ ! Je sais que c’est toi qui avais trouvé mon billet d’avion et qui avait cafté à tout le monde la date! Qu’est-ce que je suis content de te voir ! » finit-il par dire en lui tirant la langue. Ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien longtemps. Il se cala contre son bureau résistant à l’envie de tirer sur les joues d’Aaron comme pour bien vérifier qu’il ne rêvait pas.

« Je vois que tu m’as trouvé avant que je ne puisse le faire .. Toujours aussi bien renseigné Gab' ! » lança Abel en lui faisant un clin d’œil. Le français avait toujours aimé l'appeler par l'un de ses autres prénoms. C'était aussi affectueux que culotté.

Aaron n’avait pas changé. Enfin, cela ne faisait que deux ans qu’ils ne c’étaient pas revus. Et à leur âge on ne grandissait plus tellement. La chose qui le frappa le plus c’était le visage quelque peu émacié d’Aaron. Il avait toujours plus ou moins eu ce visage, et du temps de leurs études il y avait eu des périodes où ça avait été pire. Aaron avait touché à des drogues dures autrefois et le français se félicitait d’avoir été l’une des personnes qui avait su le faire décrocher. Son teint était toujours aussi pâle. Comme à l’accoutumé. Mais au-delà de ce côté vampirique il n’en demeurait pas moins charmant. Un charme ravageur qui avait su conquérir et briser une montagne de cœur. S’il ne le connaissait pas depuis aussi longtemps Abel ne lui aurait sûrement jamais accordé un autre regard que de la pitié, ou du dégoût. Mais Aaron était son ami, et ces sentiments-là ne feraient jamais partie de sa palette envers lui. Ils étaient complexes et travaillés avec le temps mais c’étaient des valeurs positives. Il l’observa qui s’asseyait sur le lit calé dans un coin du laboratoire.

Comme au bon vieux temps. Lorsque Abel commença à travailler à l’hôpital de L.A, Aaron devint très vite son patient, voire son cobaye. A l’époque, son ami n’avait pas encore décroché et c’était presque en toute illégalité qu’Abel lui faisait des examens et le soignait comme il le pouvait. Jamais il ne l’abandonna sur ce sujet. Le souvenir de son père lui ayant sauvé et facilité la vie lui revenait sans cesse en mémoire les jours où il pensait que tout était perdu si Aaron n’arrêtait pas. Il se revoyait face à lui, face à ce même lit tentant de contenir ses crises et ses douleurs. Avec ce même regard à la fois compatissant et à la fois en colère de le voir jouer avec sa vie. Mais depuis il avait remonté la pente et semblait aller bien. Même si pour lui aller bien restait tout de même relatif.
Ne se séparant pas de son sourire il l’écouta avec joie.

« Hum, c’est vrai que tu sais tout sur tout avant même que ça ne se réalise ! Cafteur ! » dit-il en riant.

Abel se déplaça tranquillement jusqu’à Aaron et d’un geste machinal il posa une main sur sa joue et les doigts de l’autre main soulevèrent la paupière de son œil droit.

« Je ne sais pas trop. Pour l’instant officiellement je suis venu pour 6 mois présenter mes recherches médicales aux confrères de L.A. Le Doyen m’a contacté dans la foulée pour me demander de donner des conférences à l’UCLA. J’ai l’impression de ne jamais être part en faiti. Alors est-ce que je peux dire que je vais partir d’un endroit que je n’ai jamais quitté ? » murmura t-il en souriant d'un air absent à quelques centimètres de son visage en continuant simultanément d’examiner ses yeux et le grain de sa peau.

« Ce que je deviens ? Hum ma foi il s’est passé tellement de choses et en même temps très peu qui mériteraient d’être racontées ! L’Australie est magique. J’en apprends tous les jours et la vie y est vraiment agréable, comme elle l’était ici. Et toi… ? Mon dieu Scotty tu es encore plus pâle que dans mes souvenirs, tu vas bien ? Tu as fait un bilan ces derniers temps ? » demanda t-il soudain inquiet. Son côté protecteur reprenait le dessus. Comme au bon vieux temps. Encore. Il avait toujours pris soin de lui et même après deux ans c’était revenu en un clin d’œil. Il passa une main dans les cheveux d’Aaron et recula en s’appuyant contre une étagère basse afin de le regarder un peu mieux.

Quelques soucis personnels et pas mal de travail. Il le prenait pour un débile ? Oui, bien sûr qu’il le prenait pour un débile. Et Abel n’aimait pas ça du tout. Aaron le savait pertinemment d’ailleurs. Combien de fois c’étaient-ils pris le bec pour qu’Aaron accepte de se faire examiner ou tout simplement de prendre quelques cachets pour aller mieux ? Compter serait trop fastidieux, il aurait dû tenir un cahier. La tâche était devenue trop ardue maintenant. Cependant, ils avaient fait les mêmes études, même si Aaron bifurqua sur le côté médecine animale. Mais il devait vraiment ne pas avoir envie d’en parler pour se dire qu’Abel divaguait et qu’il ne savait plus reconnaître des symptômes physiologiques. Bon sang qu’il détestait quand il faisait ça. Mais toujours il se retenait - et ça c’était un fait assez rare pour cette grande gueule, tellement rare qu’on pouvait le souligner – de lui hurler dessus. Non parce que, comprenait bien que l’état de santé d’Aaron avait été pendant longtemps sa priorité. Même si quand il partit pour l’Australie cet état c’était nettement amélioré il y avait toujours pensé. Il avait quitté L.A presque à contrecœur, contre ses obligations aussi. Il c’était fait un devoir de l’assister du mieux qu’il pouvait et avait failli à cette tâche de ce qu’il pouvait en voir.

Un sentiment de remord l’envahit alors tandis qu’Aaron lui demandait s’il était disponible pour manger avec lui. Abel ne se laissa pas décontenancé par ce moment d’égarement. Oui, il s’en voulait de l’avoir laissé. Peut-être que s’il était resté, Aaron n’aurait pas ses yeux-là. Il surprit d’ailleurs son regard à l’instant où il y pensait et vit cette lueur charmante au travers. Cette complicité indicible qui les liait. La nostalgie caressa alors son visage halé. Abel soupira et joua avec un bécher sans s’en apercevoir. L’objet n’avait d’autre utilité que celle de lui offrir un support comme pour lui transmettre la mémoire de leur relation passée. Elle avait été d’abord chaotique, dure et dramatique, avant de muer en un serpent maculé de compassion, d’entraide et de tendresse. Ainsi, voir qu’après deux ans d’absence il lui portait toujours ce regard, cela lui fit chaud au cœur. Mais ce n’était pas pour autant qu’il allait replonger dans leur travers. Il avait depuis bien longtemps fait le deuil de cet étrange amour.


« Oui c’est plus fort que moi et ne te moque pas ! Ne crois pas que tu vas t’en tirer comme ça Aaron Tyler ! » lança t-il en le menaçant du doigt et laissant ses propos se faire appuyer par un lourd regard. Mais bien vite Abel sourit. Un sourire tendre.

« Si je dîne avec toi ce soir, toi tu viendras me voir disons … dans deux jours pour que je te fasse un bilan de santé. Et c’est non négociable. »

Instinctivement il se rapprocha doucement de son ami. Abel plongea ses yeux dans les siens durant un court instant. Le temps que leurs âmes échangent des informations, se reconnaissent, se réadaptent l’une à l’autre. Le français poussa un nouveau soupir. Celui qui convoquait le sérieux. Il n’avait pas envie d’être sérieux, il voulait juste retrouver son vieil ami, pouvoir dire des conneries, boire un verre, se raconter leur évolution, leur vie, l’absence. Mais le médecin en Abel lui criait de devoir lui parler. Mais il ne lui parlerait pas comme un professionnel. De nouveau, il reprit le contact physique. Sa main effleura celle d’Aaron. Abel eut un frisson. Puis il s’assit sur le lit tout près de lui et le fixa encore fois. Il eut un petit rire las étouffé et baissa les yeux. En les relevant sa main se reposa sur sa joue et doucement il l’attira à lui pour le prendre dans ses bras avec douceur.

« Je suis désolé de t’avoir laissé Aaron.. » murmura t-il à son oreille.

« Ce soir on mange ensemble comme ça on pourra se raconter un peu tout ce qui s’est passé depuis mon départ. Mais je veux t’examiner après ok ? Pour l’instant n’en parlons plus. Dis-moi un peu comment ca se passe pour toi. Tu travailles toujours au chenil ? La vieille Mme Glaston vient encore nourrir les chiens du centre ? » dit-il sur un ton plus léger en se détachant de son étreinte. Il s’éloigna et s'assit sur la chaise de son bureau tournée vers Aaron. Son travail pouvait bien attendre maintenant que son ami était là devant lui. Et il était vraiment content de le revoir.