Did we create a modern myth • Alian

Dans les vestiaires, je fais les cent pas telle une lionne en cage, excitée à l'idée de faire mon numéro. Ce n'est pas tant le stress qui me rend nerveuse, plutôt l'empressement. Cela se ressemble beaucoup dans ces conditions mais je n'ai pas tellement peur à l'idée de danser devant tout ce monde. Devant ce jury qui va nous apprécier, ou non. J'ai l'habitude d'être jugée, notée, aimée ou rejetée. « C'est le jeu, ma pauvre Lucette, tu ne peux pas toujours plaire à tout le monde » que me dirait ma mère, si elle était à là, à mes côtés. Mais là, nous n'avons pas le choix. Je ne l'ai pas laissé à Julian et je ne me le laisse pas à moi-même ; nous devons être parfaits du début à la fin. Parce que cela va être la chance de ma vie, celle de me faire repérer du grand public certes, mais aussi par les plus grands professionnels du pays. Si certains pourraient avoir peur de passer à la télévision, je suis pour ma part complètement impatiente d'être dans le champ des caméras. Un miroir reflète ma tenue, une robe noire moulante, en lambeaux au niveau des cuisses. Plus bas, de hauts talons me donnent de la hauteur, chose à laquelle je suis fort habituée. Quant à mes cheveux, noirs ondulés et détachés, ils retombent négligemment sur mes épaules dénudées. Tout est comme je l'imaginais, il ne me reste plus qu'à aller retrouver mon partenaire.

Il n'a pas eu besoin de mes conseils pour s'habiller, possédant toute l'expérience nécessaire pour cet exercice ou devrais-je plutôt dire, cette compétition. Un petit sourire orne mes lèvres quand il tourne autour de moi. Je sais que je lui plais et j'en suis ravie, quand bien même je ne lui montre que mon envie d'aller sur scène. « Merci. T'es pas mal aussi, nous allons bien ensemble et c'est un bon point. » Tout du moins au niveau des tenues. C'est quand même un point essentiel pour le spectacle. Ma main lâche la sienne et je me tourne vers la porte. C'est de là que viendra la personne chargée de nous prévenir, quand ce sera notre tour. Je n'ai qu'une hâte, la voir arriver. Les points serrés, je me retourne à nouveau vers Julian, aussi impatient que moi. « C'est de la torture de passer en dernier, mais ça peut avoir du bon. Il faut vraiment donner tout ce qu'on a. » Nerveuse par l'excitation, je me rapproche de lui et occupe mes mains sur lui, réajustant un ou deux derniers détails de sa tenue qui ne sont pas passés inaperçus à mes yeux de femme. Et mes yeux retrouvent les siens quand je ressers légèrement son foulard. « Tu étais habitué à avoir toute une équipe derrière toi pour te préparer là-bas, non ? » Je souris vaguement avant de replacer mes bras le long de mon corps. « Tu aimerais qu'une personne en particulier te regarde, ce soir ? » Après tout, des millions de personnes vont nous regarder, certaines ont forcément plus d'importance.

Cette vie antérieure qu'il me raconte me donne presque le tournis. Je suis habituée à mener une vie active, au point même parfois d’enchaîner les choses sans prendre le temps de souffler, mais là c'est à un autre niveau. C'est selon moi un rythme effréné, quotidien, qui ressemble somme toute à de l'exploitation. Jamais je ne prendrai un quelconque plaisir à vivre de cette façon. « Vous étiez un peu comme des pantins qu'on manipule à souhait non ? » Je ne suis pas le genre de fille qui prend des pincettes pour parler, et là c'est spontanément la première chose à laquelle cela m'a fait penser. Il ne devrait pas le prendre mal, ça se pourrait il en a la même opinion que moi d'ailleurs. Un petit sourire étire mes lèvres quand il me parle de ses compagnons, mais il est de courte durée car d'après Julian, ils auront d'autres chats à fouetter, sans doute un entraînement, ou peut-être même un show... Je hausse les épaules pour compatir. « Des millions de gens apprécieront te regarder pendant ce temps, je me doute que ça ne les remplace pas mais c'est déjà très bien. » Et quand il me pose la question en retour, j'abaisse les yeux un moment, songeuse, avant de retrouver une bribe de ma bonne humeur habituelle. « Oh, si tout mon répertoire pouvait me regarder, ça serait bien. » Je ris avec Julian avant de me reprendre. « Ou simplement l'homme de ma vie au pire, je ne suis pas très exigeante. Enfin, s'il peut avoir des contacts avec les plus grands professionnels de Californie, ça ne serait pas de refus. » Professionnels en danse bien sûr, mais ça on s'en doute. J'adresse un clin d'oeil à Julian quand un homme arrive nous prévenir qu'une dizaine de minutes nous sépare de notre entrée sur scène. Je sautille sur mes pieds d'impatience à cette annonce et me retourne vers mon partenaire afin de m'échauffer moi aussi.

Et dix minutes plus tard, arrive le moment tant attendu. J'attrape la main de Julian et nous nous dirigeons vers le grand rideau noir séparant la scène et les coulisses. J'inspire et respire deux grands coups en serrant la main du grand brun. « Bon, tu sais ce que je pense de la deuxième et de la troisième place, hein ? » Que je murmure, sachant pertinemment qu'il le sait. Il pense d'ailleurs la même chose que moi, notre désir de perfection étant similaire depuis le début.

« C’est vrai. Et pourtant, c’était si bon d’être sur scène et tous ensemble que la torture en valait la peine. » Vu ma personnalité explosive et revendicatrice, je ne sais pas si j'aurais pu en faire de même. Il y a une nuance entre être exigent et être oppressant, voire asservissant. Et ça, c'est bien une chose que je ne supporte pas. Ma liberté d'action, qu'on me fasse confiance pour exprimer mon talent, c'est une chose qui est très importante pour moi. C'est pour cette raison que je m'imagine de plus en plus en tant que professionnelle dans la danse plutôt que dans le monde du cinéma, enfin, en tant qu'actrice. Une profession telle que chorégraphe, ce serait parfait, ou professeure dans une école prestigieuse de danse. Voilà ce que je vise. Cela dit je trouve la décision de Julian honorable compte tenu de là où ça l'a porté, et je suis sûre que d'une façon ou d'une autre, cela lui a permis de s'épanouir. Quand je lui décris le portrait éclair de l'homme de ma vie parfait, susceptible de me regarder ce soir, son répondant ne se fait pas attendre. « Comment tu veux que je puisse te regarder, je serais en train de danser avec toi ! » Evidemment... « Cela t'importe peu de toute façon, je crois que tu as la meilleure position possible dans ce schéma. » Celui qui danse avec moi, quoi. Je lui rends donc sa taquinerie d'un clin d'oeil complice puis on nous prévient que cela va être notre tour. Nous on est là pour gagner, ce que je lui rappelle à ma manière. « Que c’est pour les perdants. » D'être aux places deux et trois du podium.

Une technicienne nous signale le moment de départ, alors main dans la main nous nous avançons de quelques pas avant de nous lâcher pour nous positionner, dans une élégance qui dès à présent doit être la reine. Je suis pleine d'adrénaline, d'une motivation grandissante au fil des secondes. Quand je danse, je pourrais crier au monde que c'est ça de vivre pleinement. Exister au rythme d'une musique que l'on pourrait écouter ou que l'on pourrait s'inventer dans notre tête, exprimer n'importe quelle émotion avec notre corps. J'ai cette impression, essentielle d'ailleurs, quand je danse que je communique, que j'exprime un message d'une façon bien plus efficace que par les mots. Cette fois-ci, avec Julian, tout est parfait, tout se passe comme prévu et même peut-être mieux encore. Nous sommes absolument sur la même longueur d'onde, avec nos mouvements et messages différents mais qui pourtant se marient à la perfection.

Quand tout est terminé, nous n'avons même pas l'opportunité de repartir en coulisse car les deux présentateurs, un homme et une femme, se rapprochent de nous pour commencer notre performance avec le jury. C'est d'abord elle qui prend la parole d'ailleurs, plantant son regard dans le mien et dans celui de mon partenaire. « Wow, bravo Alice et Julian, vous nous avez épaté et le public semble conquis ! » Nous sommes encore essoufflés mais ravis de ce compliment, raison pour laquelle nous la remercions simultanément. « Mesdames et messieurs, nous allons laisser trois minutes aux membres du jury pour noter notre dernier couple de danseurs et nous vous retrouvons ensuite pour le résultat ! Ne partez surtout pas... on compte sur vous pour voter jusqu'au dernier moment ! » La publicité est lancée à ce que l'on devine et je suis Julian jusqu'aux coulisses à nouveau où tous les autres duos attendent déjà l'annonce des résultats. Au beau milieu de tout ce monde et sans m'en préoccuper, je me retourne vers mon ami et saute presque contre lui, bras grands ouverts, pour extérioriser toute cette tension que nous avons pu accumuler pendant les dernières minutes. « C'était génial, pas une seule erreur ! Rien ! Tout était impeccable Julian, on a toutes nos chances. » Puis je m'écarte un peu, attrapant ses mains doucement. « C'est la première fois que j'étais autant transportée dans la danse, tout semblait si... réel. » Je me mets à rire. « Ca doit être parce que je suis trop habituée à jouer la comédie, je ne sais pas. »