Le tourbillon de la vie (Alice & Riley)

J’avais pris la décision de revenir, comme j’avais pris celle de partir… Sur un coup de tête. J’avais fait mon sac de voyage à la va vite, depuis mon départ, j’avais appris à me délester de tout ce qui n’était pas essentiel au quotidien. Voyager léger, avec le strict nécessaires et les souvenirs dans la tête…

Un billet d’avion en poche et plusieurs heures de vols plus tard, je foulais de nouveau le territoire de l’oncle Sam. Talya avait eu la gentillesse de venir me chercher à l’aéroport et de m’héberger quelques jours… Il était temps de lui laisser retrouver son espace.

Alors j’avais récupéré mes affaires et quitté son appartement pour passer la journée à flâner dans la ville, à la recherche de ces lieux familiers que je retrouvais avec plaisir…

La journée était passée vite. J’avais presque oublié qu’il y’avait tant à faire à Los Angeles… Dans le métro je scrutais mon reflet, ma silhouette amaigrie et mes traits émaciés. D’après mon médecin, je ne devrais pas avoir de mal à reprendre du poids mais c’était bien la première fois que je me voyais si marquée.

Arrivée à destination dans le Northeast, je grimpais les escaliers de cet immeuble d’habitation et m’arrêtais devant une porte. Je m’apprêtais à toquer lorsqu’un cri d’enfant m’arrêta. Peut-être m’étais-je trompée ? Mes souvenirs après six ans étaient-ils si flous que ça ? Je me retournais pour vérifier que j’étais au bon endroit. Sûre de moi je toquais à la porte, préparant un sourire de circonstance. Comment allait-elle m’accueillir après ses années de silence ? Comment lui expliquer que j’avais eu ce besoin, viscérale de me retrouver moi-même et que je n’avais pas su le faire sans couper tous les liens…

« Salut Alice… »

Cet enfant m'usait. Physiquement, mentalement, et même au-delà, si tant est qu'il y ait un au-delà. Je me sentais comme anesthésiée, vide de tout sens. Ca ne tournait plus rond dans ma tête, c'était le chaos à l'intérieur. Et ce sentiment affreux ne me quittait pas, du matin au soir il était là, oppressant, effrayant. Même la nuit je me réveillais en espérant sortir de ce long cauchemar, qui durait depuis plusieurs années. Mais non, c'était la vie qui continuait, calquée sur les caprices de ce petit être de trois ans. Comment la vie avait-elle pu prendre un tel revirement ? Comment j'avais pu me laisser embarquer dans ce destin qui n'avait rien d'un destin pour moi. Alice… Qu'est-ce qu'il t'arrivait ?

« Une cuillère pour tonton Jay » J'en étais réduite à ce stratagème que j'avais toujours trouvé si ridicule, et absurde. Tout ce qui était susceptible de le faire manger sa purée de carotte était bon à prendre, et je ne cherchais pas plus loin. Je n'en avais de toute façon pas la force à cette heure de la journée. « Mh, non » Son visage signait par la négative, en écho avec ses derniers mots. « Pour tonton Kai ? Il aime la carotte et ça le rendra aimable » Il ne comprit pas vraiment ce que je disais, évidemment. Le prochain sur la liste était Josh, mais par chance, il eut pitié de Kai. Ce simple succès m'arracha une mimique d'encouragement et je ne perdais pas de temps pour enchaîner sur une autre cuillère. Tom se mit à rire de quelques grimaces que j'exécutais, plus par automatisme que par réelle envie de jouer.

Ses grands yeux bleus clairs s'arrondirent lorsque quelqu'un toqua à la porte. Un « oh » s'échappa de ses lèvres, suivi d'un « tonton ! » enjoué que je calmai aussitôt. Je jetai un coup d'œil à mon téléphone, aucun appel, aucun message avertissant d'une arrivée prochaine. A tous les coups, c'était la voisine d'à côté qui venait se plaindre des cris… Je quittai donc mon tabouret et me dirigeai vers la porte, que j'ouvris sans même regarder à travers le judas.

…

La voisine avait sacrément rajeuni. Et minci… Bon sang, ce qu'elle avait minci. Je n'en revenais pas de voir Riley devant moi, avec cette allure de baroudeuse, avec la peau sur les os. Je le remarquai d'autant plus sur son visage. Combien d'années s'étaient passées depuis sa disparition… ? Trop. Derrière moi, j'entendis Tom se hisser de son tabouret pour nous rejoindre. Il se colla à ma jambe et regarda l'inconnue avec circonspection. « C'est qui maman ? » J'étais tiraillée, mais je n'arrivais pas décrocher mes yeux d'elle. Elle craignait ce que j'allais dire, je pouvais le sentir aisément. « Tu t'attends à quoi Riley ? Que je te laisse revenir comme une fleur ? Comme tu le vois, je ne t'ai pas attendue pour être heureuse… » Pour vivre de belles choses, avoir un enfant, m'épanouir comme jamais. Non c'est sûr que je ne l'avais pas du tout attendue, ni cherchée pendant des mois...

Faux. Car elle était tellement importante. L'émotion me prenant alors, je m'accrochai à la porte sans pour autant la lui fermer au nez. Il était juste hors de question que je la perde de nouveau.

Une exclamation enjouée d'enfant s'envole, dissipée dans le silence.

Puis l'écho d'un pas assuré contre le sol donne un rythme à mon attente et amplifie mon appréhension.

Il suffit de quelques secondes pour que la porte s'ouvre. Enfin, je me retrouve face à ses yeux bleus qui me scrutent, transpercent ma peau. Plus de doute. Je suis au bon endroit.

"Salut Alice"

Le silence encore. Un autre écho sur le sol, léger, rapide, pataud. Et cette petite voix qui jaillit derrière elle. Naïve, innocente.

"Maman..."

C'est un simple mot, l'un des premiers qu'un enfant prononce. Rien qu'un mot, un coup de massue.

Je me fige. Abasourdie. Stupéfaite. Je la regarde, attends qu'elle réagisse, qu'elle m'explique. J'ingère ses mots mais ne réalise pas.

Heureuse dit-elle... Je cherche sur son visage des indices de ce bonheur qui la comble mais je n'en vois pas, je ne vois rien. Alice est impassible.

Alors je mise sur l'enfant, m'abaisse à sa hauteur pour admirer sa beauté, sa candeur et cet air qui me paraît familier.

Un sourire malin aux lèvres, je passe mon bras dans son dos.

"Salut bonhomme ! Je m'appelle Riley, je suis une vieille amie à ta maman. Et toi comment tu t'appelles ?"

Le petit garçon répond. Docile, souriant. "Tom et j'ai quatre ans !". Je ris devant sa spontanéité. "Olala mais tu es un grand garçon ! Dis, j'aimerais vraiment discuter avec ta maman mais je crois que je vais avoir besoin d'un peu d'aide pour la convaincre, tu sais faire la petite mine comme ça ?" Mes lèvres s'affaissent pour me dessiner une mine triste, aussi caricaturale que possible alors que je relève les yeux vers Alice. Tom m'imite aussitôt entre deux éclats de rire et tourne son petit visage vers sa mère.

C'est un pari.
Ou une prise en otage. Ta réaction, Alice me fait peur. Mais comment faire autrement ? Alors que la situation m'échappe totalement, moi qui pensait avoir la main sur nos retrouvailles.

J'avais l'impression de l'avoir perdue, de ne plus la connaître. Tant d'années s'étaient écoulées depuis notre dernière soirée passée ensemble, depuis nos derniers rires complices. Plus qu'une âme sœur, elle était à l'époque la meilleure des partenaires pour profiter des bonheurs de la vie, et un repère quand tout devenait trop compliqué. Mais le temps avait coulé, Riley n'était plus ma Riley, elle était devenue le fantôme de cette meilleure amie qui manquait tellement à ma vie…

C'était en tout cas ce que je pensais, avant qu'elle ne parle à mon fils, sous mon regard déconcerté. Comment pouvait-elle lui parler de façon si naturelle ? Comme si tout était normal, comme si elle n'avait pas disparu pendant autant de temps ? Ce fut à la fois perturbant et terriblement frustrant.

Spontanément j'eus envie de lui dire de ne pas s'adresser à Tom mais bien à moi, car lui ne la connaissait pas. Il était l'innocence même, et n'avait pas souffert de ses actes. S'il m'épuisait au quotidien et me faisait douter de ma capacité à aimer, Tom était un bambin charmant, qui séduisait son entourage avec un simple sourire. Il ne calculait pas grand-chose du haut de ses trois ans, et considérait qu'une jeune femme à la porte de sa maison comme Riley ne pouvait être qu'un nouveau cadeau tombé du ciel.

La confusion sur le visage de mon fils se transforma en une curiosité que je lui connaissais bien. Lorsqu'il me regarda avec cette mine malheureuse si théâtrale, je ne pus réprimer un très vague sourire à son intention. Il n'était qu'un enfant, il ne connaissait rien aux histoires d'adultes. « Alors je compte sur toi pour terminer ton repas sagement » J'insistai sur le dernier mot, qui était la condition pour que je puisse répondre à la requête de Riley, à savoir discuter. A cet instant mon égo me torturait intérieurement, il aurait voulu que j'envoie balader Riley en réponse à son absence et à la souffrance que cela m'avait infligé. Mais Tom avait fait taire ce "moi" intérieur, peut-être par chance.

Tandis qu'il était retourné à table, grimpant sur sa chaise et reprenant son repas comme un grand, je regardais Riley dont l'expression était à la fois réservée, navrée et pleine d'attentes mystérieuses. Je lui en voulais tellement de revenir comme une fleur avec son bagage sur le dos et en même temps…

En même temps je crevais d'envie de lui demander comment elle allait. Je voulais savoir si elle était de retour pour toujours, si j'allais la retrouver comme avant, même si… rien ne pourrait jamais plus être comme avant, n'est-ce pas ?

Riley était faite de glace et de feu, ce mélange si électrisant que j'avais toujours aimé chez elle et qui la rendait si exceptionnelle à mes yeux. C'est vrai, qu'elle m'avait atrocement manqué. Je ne pouvais presque plus le cacher, les secondes passant et me rendant d'autant plus fragile face à elle. Face à tout ce qu'elle représentait pour moi. Presque instinctivement je lâchai ma porte pour me rapprocher d'elle et la prendre dans mes bras, la serrer contre moi pour me réimprégner d'elle, de sa chaleur. Je ressentis à cette étreinte qu'elle était bien plus frêle qu'avant, mais que son parfum lui n'avait pas changé. « Dis-moi que tu es de retour pour de bon… » J'implorai presque, les yeux humides bien malgré moi.