Elle est belle, parée de ses lunettes de soleil qui dissimulent son visage désormais délicieusement reconnaissable, même dans ce café plutôt discret à l'éclairage faible et à l'ambiance romanesque. C'est bien entendu vêtue d'une fameuse LBD (little black dress, pour les ignares) que la belle, la merveilleuse, la magnifique
Sapphire fait son entrée fracassante. Ses louboutins étincelantes claquent contre le carrelage marbré de ce café aussi opulent qu'il est décadent décoré dans un style Art Deco tiré tout droit des années 20. Une rivière de diamants flashy et « m'as-tu-vu » à souhait noie ses clavicules sous un amas aveuglant d'étincelles réfléchissant les lumières du cadre atmosphérique. Sur sa main droite, trois bagues: une émeraude, une onyx, une opale. La main gauche, quant à elle, a simplement un anneau en or 22-carats. Son
clutch Gucci rose apporte une dimension fantaisiste à sa tenue, sans pour autant sacrifier la sophistication de son accoutrement. S'il est évident que son accoutrement est légèrement (pour ne pas dire extrêmement) ostentatoire pour le cadre et l'occasion, une chose est claire et nette: la demoiselle a des moyens.
Sa tenue n'est pas la seule traitresse de cette réalité: l'expression snobinarde constamment greffée sur son visage (un charmant mélange d'ennui et de dégoût chronique), la façon qu'elle a de retrousser son nez lorsqu'elle fait son apparition dans un décor, ainsi que cette manie qu'elle a de toujours marcher la tête haute, avec dignité (et énormément d'équilibre, compte tenu de la hauter de ses talons), quelle que soit les circonstances, sont d'autres indices révélateurs du luxe qui gouverne la vie de Sapphire.
Pourtant, malgré toute l'attention portée à ces artifices superficiels, la vulgarité foncière de son existence demeure flagrante et indéniable: pour toute sa richesse et toute cette élégance manufacturée, la demoiselle souffre d'un cruel manque de grace, très douloureusement mis en évidence par son absence de retenue. Avec Sapphire, il faut toujours trop de tout, et tout maintenant. La modestie n'a jamais eu beaucoup d'attraits pour la blonde artificielle de la tête aux pieds.
Chez Benji's est un des
hot spots les plus huppés de la ville, car Sapphire ne mettrait jamais les pieds dans un endroit qui n'est pas parfaitement Instagrammable. Si elle est en retard, c'est d'ailleurs car elle a passé vingt bonnes minutes à poser pour des selfies devant la porte d'entrée du bâtiment, histoire de pouvoir générer le cliché
parfait pour son fil d'actualité: une image si parfaitement posée qu'elle en semblerait presque candide, mais qui ne parvient pas à réellement maintenir l'illusion une fois le choc initial passé.
Il s'agit, bien entendu, de la première fois que la jeune femme met les pieds dans l'établissement: une fois les clichés publiés, un lieu perd la plupart de son attrait pour Sapphire. L'attraction principale du jour n'est cependant pas le cadre, mais bel et bien la compagnie qu'elle recherche. Une dernière lubie, pour s'ajouter à la liste toujours plus interminable d'idées
merveilleuses qui la frappent tels des éclairs de génie: plagier le visage de sa meilleure amie, devenir célèbre sans avoir le moindre talent, ou stalker Taylor Swift sur les réseaux sociaux afin que celle-ci la remarque ...
Aucune des idées de la blonde n'est bien dangereuse, en règle générale, et toutes se retrouvent extrêmement divertissantes (ou accablantes, selon les points de vue). Son dernier objectif est peut être le plus ambitieux de tous, cependant: conquérir un homme homosexuel afin d'en faire son époux. Une idée qui l'avait prise, telle une lubie, lorsqu'elle avait regardé une énième émission de télé-réalité insipide où une de ses idoles s'était mise à vanter les mérites de son meilleur ami gay en lamentant le fait qu'il ne soit pas intéressé par les femmes. Les rouages de l'héritière Sachs s'étaient mis à cogiter trois bonnes secondes avant qu'elle ne se décide qu'elle trouverait, et épouserait, un homme gay. Frustrée de ses innombrables déceptions amoureuses, la réponse s'imposait telle une évidence: il n'y avait qu'un gay qui comprendrait son amour pour le shopping et les belles choses. Il n'y. avait qu'un gay qui saurait gérer sa sensibilité et ses émotions. Il n'y avait qu'un gay qui pouvait être son meilleur ami. C'était devenu le nouvel accessoire à la mode, la dernière tendance en vogue: épouser un homme gay.
Certes, il y a là un problème fondamental, et pas des moindres: les hommes gays aiment (généralement) les autres hommes gays. Mais la nature n'a jamais été un obstacle pour Sapphire, dont le visage est désormais une éloge à la science moderne et à ses accomplissements en chirurgie cosmétique. Incapable de concevoir le simple concept du mot
non, il est
évident qu'elle trouverait chaussure à son pied, comme à chaque fois. L'alternative était tout simplement impensable.
Elle avait donc passé des mois entiers à tenter de pêcher une cible convenable à ses desseins. Elle avait tout testé: Tinder, OkCupid, Bumble, Grindr. C'était finalement sur Tinder qu'elle avait localisé ses efforts, légèrement agacée de recevoir des dick pics sur Grindr alors que tout ce qu'elle recherchait vraiment c'était un futur mari. Elle avait tenté toutes les approches:
« Femme hétéro recherche mari gay. J'ai de l'argent. »
« Femme hétéro cherche âme soeur. Je suis un homme gay dans l'âme, promis. »
« Je te rendrai hétéro. Fais moi confiance. Ou même bi, tiens, pourquoi pas. »
Sans succès.
Elle était à deux doigts de jeter l'éponge lorsqu'une nouvelle idée de génie la frappa de plein fouet: et si elle feignait, elle-même, être un homme gay? Après tout, en tant qu'actrice, elle avait des talents indéniables. (Pas vraiment, mais ça, c'est un détail qu'elle ignore encore, laissons la donc dans son déni). Ainsi commence l'histoire de Ken ... Et de Judass.
La blonde ne sait toujours pas pourquoi elle avait accepté cette proposition de rendez-vous si rapidement. Elle avait pourtant un plan bien paramétré en tête: elle l'aurait interrogé pendant des semaines afin de tout découvrir sur lui et de le rendre fou d'elle avant de lui avouer qu'elle était une femme. Mais la spontanéité du jeune homme avait eu raison d'elle, et la blonde s'ennuyait trop pour pouvoir perdre des semaines entières à jouer la comédie: elle avait besoin d'un mari gay, et elle en avait besoin maintenant.
Seul couac dans la matrice: le dénommé « Judass » s'attend à rencontrer un beau vétérinaire aux abdos en granite, non pas une bimbo écervelée refaite de la tête aux pieds. La solution? Un plan machiavélique, concocté dans l'atelier Sapphire.
S'approchant de sa proie, la blonde feint de trébucher (une feinte qui réussit plutôt bien compte tenu du fait qu'elle a réellement trébuché sur un pied de table mal repéré) afin de tomber droit dans ses genoux.
«
Oh! Je suis tellement désolée! » ment-elle sans le moindre embarras. «
J'espère que je ne t'ai pas fait mal! »
Judass ne sait pas ce qui l'attend.