Le regard rivé sur l'écran, je lis distraitement d'un oeil le même email pour la vingtième fois. D'un doigt, je tapote doucement contre le bar de la cuisine, stratégiquement situé derrière le mur la séparant du salon. Un mur qui, faute à l'architecture moderne, n'est pas des plus solides. Ce qui me permet, d'une oreille, d'écouter plutôt attentivement chacun des mots que tu prononces.
Il faut bien remettre les choses dans leur contexte: à défaut de mériter le prix du père de l'année, je serais bien piètre parent si je ne m'assurais pas que ma fille soit en sécurité, surtout lorsqu'elle est sous mon toit. Nous sommes en 2023, après tout. Le monde est bien différent de celui dans lequel j'ai grandi. Ou du moins... Il semble bien différent. Peut être que les choses ont toujours été ainsi. Mais que les gens sont simplement plus honnêtes et plus vigilants, désormais.
En tous les cas, la méfiance est de mise: un professeur qui ne tarit pas d'éloges au sujet d'un élève a beau ne pas être inhabituel, ma nature méfiante m'empêche de prendre ces compliments au premier degré. Surtout parce qu'il s'agit de ma fille dont on parle – et que les résultats ne semblent pas confirmer ce « merveilleux potentiel » dont tu n'as cessé de vanter les mérites lors de la soirée d'orientation « si seulement elle était plus appliquée ». Je l'aime, Kimberley, pourtant. De tout mon coeur. Mais je sais bien que mon compte en banque, ainsi que mes contacts et ma réputation, seront plus instrumentales dans son inscription à l'UCLA que ses candidatures pour des bourses qui finiraient inévitablement à être attribuées à des élèves plus méritants, moins fortunés, ou, très probablement, une combinaison des deux.
Mais soit. Il s'agit d'une année d'examen, la dernière année de lycée. De l'aide a été proposée pour préparer Kimberley à ses examens. Compte tenu de ses résultats (décemment corrects, mais loin d'être brillants pour autant), toute aide est la bienvenue. Chaque seconde de passée à réviser est une seconde de moins de passée sur son téléphone. L'arrangement semble parfait. Peut être même un peu trop.
Donc je me méfie. Je reste de l'autre côté du mur, dans cette cuisine semi-ouverte. Assez fermée pour qu'on ne me voie pas. Assez ouverte pour que je puisse tout entendre. Je touille l'espresso à l'aide de ma cuillère à café. J'attends, silencieusement, la fin de l'heure, qui se fait désirer. 15:57... 15:58... 15:59... 16:00...
La conversation continue, ta voix perçant la quiétude de l'après-midi avec assertion et autorité.
16:01... 16:02...
Pour un professeur d'histoire, ta notion du temps semble fâcheusement erronée. Et moi, j'ai d'autres choses à faire de ma journée. Mais tant que tu seras là, avec ma fille, je ne bougerai pas. Je resterais dans cette cuisine, en silence. À attendre le moindre signal d'alarme, la moindre raison de m'interposer entre vous.
Ma fille est précieuse, professeur. Je ne laisserai personne lui nuire.
Il faut bien remettre les choses dans leur contexte: à défaut de mériter le prix du père de l'année, je serais bien piètre parent si je ne m'assurais pas que ma fille soit en sécurité, surtout lorsqu'elle est sous mon toit. Nous sommes en 2023, après tout. Le monde est bien différent de celui dans lequel j'ai grandi. Ou du moins... Il semble bien différent. Peut être que les choses ont toujours été ainsi. Mais que les gens sont simplement plus honnêtes et plus vigilants, désormais.
En tous les cas, la méfiance est de mise: un professeur qui ne tarit pas d'éloges au sujet d'un élève a beau ne pas être inhabituel, ma nature méfiante m'empêche de prendre ces compliments au premier degré. Surtout parce qu'il s'agit de ma fille dont on parle – et que les résultats ne semblent pas confirmer ce « merveilleux potentiel » dont tu n'as cessé de vanter les mérites lors de la soirée d'orientation « si seulement elle était plus appliquée ». Je l'aime, Kimberley, pourtant. De tout mon coeur. Mais je sais bien que mon compte en banque, ainsi que mes contacts et ma réputation, seront plus instrumentales dans son inscription à l'UCLA que ses candidatures pour des bourses qui finiraient inévitablement à être attribuées à des élèves plus méritants, moins fortunés, ou, très probablement, une combinaison des deux.
Mais soit. Il s'agit d'une année d'examen, la dernière année de lycée. De l'aide a été proposée pour préparer Kimberley à ses examens. Compte tenu de ses résultats (décemment corrects, mais loin d'être brillants pour autant), toute aide est la bienvenue. Chaque seconde de passée à réviser est une seconde de moins de passée sur son téléphone. L'arrangement semble parfait. Peut être même un peu trop.
Donc je me méfie. Je reste de l'autre côté du mur, dans cette cuisine semi-ouverte. Assez fermée pour qu'on ne me voie pas. Assez ouverte pour que je puisse tout entendre. Je touille l'espresso à l'aide de ma cuillère à café. J'attends, silencieusement, la fin de l'heure, qui se fait désirer. 15:57... 15:58... 15:59... 16:00...
La conversation continue, ta voix perçant la quiétude de l'après-midi avec assertion et autorité.
16:01... 16:02...
Pour un professeur d'histoire, ta notion du temps semble fâcheusement erronée. Et moi, j'ai d'autres choses à faire de ma journée. Mais tant que tu seras là, avec ma fille, je ne bougerai pas. Je resterais dans cette cuisine, en silence. À attendre le moindre signal d'alarme, la moindre raison de m'interposer entre vous.
Ma fille est précieuse, professeur. Je ne laisserai personne lui nuire.